Si le dialogue entre danse et musique est aujourd’hui au cœur du travail d’Isabelle Van Grimde, l’interdisciplinarité l’a toujours été. Image, théâtre, arts plastiques, architecture et littérature sont mis en scène dans l’une où l’autre des œuvres qui jalonnent son parcours depuis la fin des années 1980. D’autre part, elle élargit le champ des perceptions possibles du corps et de ses créations en les présentant selon le principe de l’œuvre ouverte.

Voici les grands thèmes qui fondent sa démarche artistique :

  • Corps primal et corps du futur
  • Danse et musique en dialogue
  • De corps et de sons
  • Oeuvre ouverte et corps pensant
  • Sens, structure et forme
  • L’interdisciplinarité comme moteur
  • La technologie au service de la danse

Corps primal et corps du futur

Le langage chorégraphique d’Isabelle Van Grimde résulte de l’exploration des possibilités physiques infinies des corps et du tissu émotif qui s’en dégage. Dans ses toutes premières créations, elle s’intéresse à la dimension théâtrale du corps dansant. Parmi celles-ci, Secrets vestiges est la première pièce à s’inscrire au répertoire de la compagnie créée en 1992. Suivent Au sommet de tes côtes, l’œuvre ciné-scénique Par la peau du cœur et À l’échelle humaine, où la chorégraphe oriente sa recherche sur la puissance de la physicalité et la communication par le corps.

Tout en lignes, en précision et en raffinement, sa gestuelle s’inscrit comme une architecture dans l’espace jusqu’au début des années 2000. Puis, son approche se fait plus sensible et même viscérale, s’appuyant sur les pulsions et les tensions élémentaires d’un corps dit « primal ». Sujet d’un important travail de la colonne vertébrale, du bassin et du rapport au sol, il devient architecture résonnant de ses espaces intimes et du mystère de la création; lieu de questionnement, d’exploration et de redécouverte de ses propres territoires.

Influencée par la recherche théorique qu’elle mène depuis 2004, Isabelle Van Grimde s’interroge aujourd’hui sur le sens que peut prendre la danse quand la physique quantique énonce que la matière ne serait que de la lumière condensée et que la chair, les organes et le squelette ne seraient que la somme de vibrations énergétiques. Cherchant à conceptualiser et à habiter ce « corps du futur » que les neurosciences tendent à redéfinir et dont les nouvelles technologies modifient déjà certaines des fonctions, elle explore, depuis Les chemins de traverse III, IV et V comment ces nouvelles images du corps peuvent influencer notre manière de bouger. Tout en restant ancrée dans le corps primal, sa recherche sonde des états de corps vibratoires, des zones inhabituelles d’impulsion pour le mouvement et des façons inusitées d’enchaîner les mouvements ou de dérouler les phrases chorégraphiques.

Danse et musique en dialogue

Au-delà des relations danse/musique qui se jouent sur scène, le dialogue entre les deux disciplines est à la base même de l’acte chorégraphique d’Isabelle Van Grimde. Et c’est d’égal à égal qu’elle les positionne. La musique et son pouvoir évocateur ne servent jamais de trame à la création du mouvement et la courbe dynamique de l’œuvre dansée ne suit pas celle de la partition musicale. La structure chorégraphique est une partition silencieuse, autonome et totalement signifiante. Musique et danse ne font que se révéler l’une et l’autre. À ce titre, un critique de musique a déjà souligné comment la chorégraphie de Vortex I lui avait donné accès à de nouvelles dimensions du Vortex Temporum de Gérard Griset. Et pour le spectateur, ces conversations offrent une occasion de privilégier l’ouverture des champs de perception plutôt que de chercher le confort et la linéarité d’une trame narrative.

Pour dynamiser ce dialogue entre danse et musique, la chorégraphe joue sur les tensions, les points communs, les variations, les contrepoints, les silences… Transposant les méthodes de composition musicale à l’écriture chorégraphique, elle place le mouvement en résonance avec le son en travaillant sur les rythmes, les oppositions, les réductions, etc., cherchant comment répondre à un crescendo, une intensité, une raréfaction… C’est ainsi qu’elle investit une partition musicale déjà écrite ou établit un dialogue symphonique avec une œuvre en cours de création. La présence de musiciens sur scène vient ensuite actualiser ce dialogue tandis que leurs interactions avec les danseurs contribuent à dynamiser l’espace.

De corps et de sons

Reconnue sur la scène internationale dès 1996, Isabelle Van Grimde traverse, de 1998 à 2000, une période de création particulièrement prolifique. Et si elle collabore étroitement avec des compositeurs depuis toujours, c’est alors qu’elle creuse sa recherche sur le dialogue entre danse et musique, introduisant des musiciens sur scène et jouant avec les corps autant qu’avec les sons pour recréer l’espace.

May All Your Storms Be Weathered, Maisons de poussière, Pour quatre corps et mille parts inséparables et Apocryphal Graffiti comptent au nombre des œuvres qui ancrent Van Grimde Corps Secrets dans le tissu chorégraphique québécois et fondent une démarche qui amène à parler de « chorégraphies-concerts » pour la plupart des œuvres présentées par la compagnie depuis les années 2000.

Créée en 2000, Trois vues d’un secret ouvre l’horizon infini des perceptions possible d’une même chorégraphie en la dansant sur trois musiques originales de durées variables. Le public renvoie alors la perception d’avoir vu trois chorégraphies différentes, soulignant l’infini pouvoir de la musique et la pertinence d’une recherche qui questionne la place du corps face à celle du son. Les œuvres suivantes, Saetta et Erosio, se construisent par couches superposées dans une interaction permanente entre musique et danse.

Convaincue que le processus de création est tout aussi riche que le résultat final, Isabelle Van Grimde décide, en 2005, de partager avec le public un aspect de ce processus en lui offrant différentes formes de représentation. Ainsi, la série Les chemins de traverse amorce l’exploration des rapports entre musique et danse improvisées et l’adoption du concept de l’œuvre ouverte. Aux paramètres d’improvisation structurée s’ajoutent le changement de musiciens et de styles musicaux qui, d’un spectacle à l’autre, exalte les différentes saveurs d’un seul et même corpus chorégraphique.

Quant au travail sur la création d’instruments de musique numériques amorcé avec Duo pour un violoncelle et un danseur et prolongé par Les gestes, il ouvre de nouveaux espaces de dialogue entre danse et musique. La possibilité pour le danseur de capter le son, de le transformer et de le spatialiser en direct inscrit la danse à même la partition musicale en temps réel et instaure une relation encore plus étroite avec le musicien.

Oeuvre ouverte et corps pensants

« Au fond une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d’aspects et de résonances sans jamais cesser d’être elle-même », écrit Umberto Eco dans L’œuvre ouverte. C’est dans cette optique que la chorégraphe de Van Grimde Corps Secrets présente ses œuvres, cherchant à en exalter la multiplicité des facettes.

Concrètement, ses partitions chorégraphiques sont rigoureusement codées, mais laissent une grande marge de liberté aux interprètes dans la manière de les déployer. Les danseurs connaissent le type de gestuelle et de qualité d’interprétation à respecter pour chaque section de l’œuvre, de même que la nature des relations à entretenir avec la musique, les musiciens et les autres danseurs. Ils se conforment également à une structure spatiale et dynamique donnée, mais gardent le choix de la façon dont ils utilisent la palette de mouvements et de déplacements à leur disposition. Leurs buts sont clairs, mais les chemins qu’ils empruntent pour les atteindre sont multiples car ils composent aussi avec leur état du moment et avec l’environnement particulier que leur offrent leurs partenaires de scène.

Mêlant contrainte et libre-arbitre, ce processus complexe transforme la relation entre chorégraphe et danseur. En valorisant l’intelligence créatrice de l’interprète, Isabelle Van Grimde montre qu’il n’est pas nécessaire pour un créateur de contrôler tous les aspects d’une œuvre pour en maîtriser l’essence. En faisant confiance à sa capacité de décision, elle le responsabilise, révélant des corps pensants en pleine maîtrise de ce qu’ils ont à transmettre. En totale adéquation avec la nature-même du spectacle vivant, le principe d’œuvre ouverte induit une prise de risque de chaque instant qui garantit l’organicité de l’œuvre et l’unicité de chacune des représentations.

Sens, structure et forme

La seule histoire qu’Isabelle Van Grimde cherche à raconter avec la danse, c’est celle des secrets du corps humain et des émois (psychiques, esthétiques, spirituels ou autres) qu’ils nous réservent. Formée à même le contenu squelettique, architectural, organique et vibratoire des corps des danseurs, sa gestuelle garde ce sens profond quelles que soient les variations qu’elle subit. D’ailleurs, son langage est créé selon un modèle génétique : déconstruit, reconstruit, hybridé, le matériel chorégraphique évolue de manière organique d’un projet à l’autre, se développant dans de nouvelles perspectives tout en profitant de l’apport de la conscience corporelle des interprètes qui se l’approprient.

L’autre sens qui se dégage de ses pièces, c’est celui de l’acte créateur, du dialogue interdisciplinaire et de la structure même de la création qui se révèlent pleinement dans l’œuvre ouverte.

L’interdisciplinarité comme moteur

Qu’il s’agisse de musique, de théâtre, d’arts visuels et médiatiques, de littérature ou même de sciences humaines, de technologie ou de physique, les échanges avec des artistes d’autres disciplines et avec des penseurs de divers horizons stimulent en permanence le questionnement conceptuel d’Isabelle Van Grimde et la poussent vers de nouveaux territoires de création.

Ainsi, les entrevues de fond qu’elle mène de par le monde sur le thème du corps en questions ont une incidence sur l’évolution de sa gestuelle. Et les œuvres de la série Le corps en question(s) sont l’occasion pour elle de remettre son travail en perspective en offrant des extraits chorégraphiques de Van Grimde Corps Secrets ou des textes de réflexion sur le corps comme tremplin de départ pour des créations multidisciplinaires qu’elle orchestre. En se livrant au jeu du partage et des influences mutuelles, en prenant le risque de la transposition, de la transformation, voire même de la transgression de ces matériaux, elle en découvre des dimensions cachées, fait rayonner la danse au-delà de ses sphères d’influence habituelles et ouvre de nouveaux champs d’expérimentations et de perceptions pour le public.

La technologie au service de la danse

Dans Symphonie 5.1, Isabelle Van Grimde transpose au traitement de l’image en temps réel une part de l’expertise qu’elle a développée – notamment dans Les gestes – dans le traitement du son par des instruments de musique numériques greffés au corps des danseurs et réagissant à leurs mouvements. Résolument ancrée dans son temps, elle en utilise les technologies les plus avancées pour rendre compte de sa complexité. Elle ouvre de nouveaux territoires d’exploration et d’expression pour la danse – libérée de l’apesanteur et des limites spatiales et temporelles par l’usage des images et du numérique – et s’interroge aujourd’hui sur les incidences des innovations technologiques sur notre perception du corps et sur le devenir de ce dernier dans un monde de plus en plus technologique et virtuel. Une approche poétique d’enjeux des plus actuels.